"Il faut se détacher d'une vision seulement graphique du design"
Son conseil aux étudiants : passer son temps à découvrir expositions et musées, faire du sport ou de la danse ! Ancien héticien, Gabriel Avedikian est intervenant en design à HETIC. Une méthodologie éloignée d’une simple approche graphique. Elle se nourrit de la culture, des capacités de perception et de compréhension du designer.
Publié le 7/07/2020 — Temps de lecture 12 minGabriel Avedikian est un ancien étudiant en kinésithérapie. Il a changé de filière pour se former à HETIC. Il est aujourd’hui designer de services, et travaille en indépendant. Passionné de danse hip-hop, il est par ailleurs intervenant en design expérience utilisateur (UX) et interface utilisateur (UI) à HETIC, ainsi qu’à l’École européenne des métiers de l’Internet (EEMI).
“La pratique du design est comme une science, explique Gabriel Avedikian. On va utiliser des méthodologies, identifier et résoudre des problèmes.” (Photo © DR)
Comment s’appelle le métier que vous exercez, “designer” ?
Gabriel Avedikian : La question de l’appellation est compliquée dans mon domaine d’activité. Je me donne le nom générique de “designer”. Pour la plupart de mes clients, j’ai la casquette de “service designer” — designer de services en français. Avant, j’avais la fonction de designer expérience utilisateur (UX).
Quelle est la différence entre les deux : design de services et UX design ?
Gabriel Avedikian : C’est une question importante. Il faut faire attention à cela, car nous sommes dépendants de la posture que nous donnent nos clients. C’est aussi à nous de bien définir nos champs d’action. L’approche la plus globale est celle du design de services. L’UX design est quant à lui envisagé par les clients sous l’angle de la visibilité de l’expérience. Ils en ont une vision très pragmatique : les interfaces, le digital.
Dans les années 1990, le psychologue américain Donald Norman [spécialiste de l’ingénierie cognitive] avait donné une définition plus intéressante et plus large de l’expérience utilisateur. Il disait qu’elle englobait tous les aspects de l’interaction entre l’utilisateur et l’entreprise, ses services et ses produits.
Né en 1935, le psychologue américain Donald Norman a popularisé le terme de “user experience”. Il est notamment l'auteur des ouvrages “The Design of Everyday Things” et “Emotional Design”. (Illustration © DR)
Pourquoi autant d’intitulés pour un seul et même métier ?
Gabriel Avedikian : C’est vrai qu’il y en a beaucoup. On le voit par exemple sur LinkedIn. Cela va de “directeur artistique” à “product manager”, en passant par “full stack designer”, “UX/UI designer” ou “product designer”... Même moi, à un moment, j’avais du mal à dire quel était mon métier !
L’évolution du métier de designer correspond à une évolution des besoins. La compréhension et les besoins changent. Il y a cinq ans, tout le monde était “UX/UI designer”, maintenant nous sommes tous des “product designers”. Certains ont la volonté de mieux définir ce qu’ils font. C’est le sens des appellations “service designer” ou “interactive designer”.
Dans un article que j’ai publié sur Medium, j’ai fait une timeline des noms de métiers dans le design. On s’aperçoit que tout se rejoint finalement. En ce sens, il me semble plus intéressant dans ce domaine de parler des compétences plutôt que du titre. Certes, nous sommes tributaires du marché. Certains de mes clients viennent vers moi pour la facette “UX designer”, d’autres pour celle de “service designer”. Ce qui compte, c’est : que fait-on, vraiment ?
Illustration conçue par Gabriel Avedikian pour illustrer “Designer ou Dizaïneur ? Que donne le nom de nos métiers en français”, un article qu'il a publié en avril 2020 sur Medium.
Justement, que serait une définition du design ?
Gabriel Avedikian : C’est amusant, parce que le premier cours de l’année tourne autour de cette question : “C’est quoi le design ?” En France, le design est trop attaché à une approche graphique. On considère uniquement la question du produit et du visuel. C’est une bataille pour moi de dire que non, ce n’est pas ça. Il faut s’en détacher. Pour moi, la pratique du design, c’est comme une science : on va utiliser des méthodologies, identifier et résoudre des problèmes.
J’aime beaucoup ce que disait l’architecte et designer israélo-américaine Neri Oxman dans la série “Abstract : L’art du design” (Netflix). Elle fait le lien entre art, science, ingénierie et vision graphique. Elle met en avant l’importance de la culture, de la perception et de la compréhension. Tout cela a un rôle à jouer dans ce qu’est le design.
Mais nous pourrions partir dans des heures de discussion sur le sujet ! Dans mes cours, j’essaie de retirer cette définition rapide, peu réfléchie, que nous pouvons avoir du design. Si tu n’y attaches qu’une vision graphique, visuelle, tout le monde peut s’y mettre, cela devient une affaire subjective. Alors que c’est une discipline logique. Il y a de la hiérarchie d’informations, de l’ergonomie, de l’ingénierie, des recherches sur le comportement des utilisateurs, des pistes de réflexions validées par des tests. Ce n’est pas une vision subjective. Tu peux avoir de l’intuition dans ton métier, mais c’est la méthodologie qui nourrit le raisonnement logique et te permet de faire du design.
Professeure au Massachusetts Institute of Technology (MIT), Neri Oxman y a fondé le groupe de recherche “Mediated Matter”. Elle s'intéresse notamment aux liens entre biologie, design et numérique. (Capture d'écran © DR)
Dans le domaine du Web, le design est-il différent ?
Gabriel Avedikian : Il y a une différence dans l’appréhension et la compréhension des interfaces, et le degré d’interaction qu’on peut avoir avec l’utilisateur. Mais la recherche et la méthodologie sont similaires finalement, quel que soit le produit. En ce moment, je travaille par exemple sur une chaise connectée. La recherche utilisateur est présente, celle de l’ergonomie, de l’expérience également, les tests aussi.
Peut-on faire du design interface utilisateur (UI) sans faire du design expérience utilisateur (UX) ?
Gabriel Avedikian : Je ne pense pas. Pour ma part, je vois le design comme le prolongement d’une expertise, que tu mets au service de ton sujet et de ton client. J’ai parfois eu de la frustration : des clients m’ont appelé uniquement pour de l’expérience utilisateur, et quand j’ai vu l’interface utilisateur ensuite, j’ai eu l’impression qu’il manquait quelque chose.
Il me semble que les wireframes [schémas utilisés lors de la conception d’une interface utilisateur pour définir les zones et composants qu’elle doit contenir] sont une étape importante de validation. Pour moi, le travail sur l’interface utilisateur est la continuité de la réflexion sur la hiérarchie de l’information, l’ergonomie, le parcours utilisateur, toute une “mise en place”. Si on se contente de faire de l’interface utilisateur sans ça, on en revient à la vision du design qu’on évoquait tout à l’heure, qui ne serait que du graphisme. Tu peux avoir la meilleure des interfaces visuelles, ça restera très pauvre en termes d’intérêt et de réponse au besoin.
En ce moment, je travaille sur une refonte de site. Si j’étais passé tout de suite dans une vision interface utilisateur, cela ne serait qu’une couche de peinture et ce n’est pas intéressant. Ça l’est plus de passer du temps sur les idées, les fonctionnalités qui vont te permettre d’arriver à un produit finalisé. Ce terme “finalisé” signifie qu’on comprend le raisonnement, que cela répond à une finalité, que ça ne sort pas de n’importe où.
Qu’est-ce qu’un “bon design” pour vous ?
Gabriel Avedikian : Un design n’est jamais terminé, il est en constante évolution. Voilà que je me mets à parler dans la langue du marketing ! [Rires] Dans mon travail, je me dis qu’un design est abouti quand ce que l’on a mis dedans rencontre le besoin. Je suis attentif à la notion de “minimum viable product” (MVP, ou produit viable minimum [une méthode itérative de conception rapide, avec tests de mise sur le marché]. Cela me permet d’avoir une vision qui répond à un premier besoin. Ces besoins évoluent, c’est d’ailleurs pour cela qu’on a des refontes de sites. Tout est en évolution. Je dirais donc en première approche qu’un design abouti est celui qui répond à un contexte et à un besoin donnés, tels qu’ils s’expriment à un instant T.
Mais rien n’est parfait. Tu peux aboutir dans ton design et le prototypage, mais ce design va être transformé par le développement. Il y a tellement de contraintes aujourd’hui... des écrans, des contextes de visibilité, de contrastes, d’expériences. Qu’est-ce qu’un design vraiment abouti, si on considère des utilisateurs qui sont en situation de handicap ? Si l’expérience est dégradée pour eux, alors non, ce n’est pas un design achevé. La notion d’accessibilité est encore trop peu prise en compte. Tant de choses interviennent. Je ne serais finalement pas à l’aise si un client me demandait : “Votre design est-il abouti ?” Je pense que je répondrais que c’est éventuellement un bon travail, mais à un instant T !
Deux exemples de création graphique, issues de l'agence de design Ueno et du graphiste, motion designer et illustrateur Gwenole Jaffrédou (alias Gweno, membre de l'atelier Monoro). (Illustrations © DR)
Quels sont les exemples de designs Web que vous appréciez ?
Gabriel Avedikian : J’aime beaucoup le travail de l’agence Ueno, du studio Meaningful ou de la société Ideo, tant par le design qu’ils proposent que la façon qu’ils ont de communiquer. Les annonces de postes de l’agence Ueno sont particulièrement intéressantes. Cela montre la maturité sur la culture de l’entreprise quant au design.
Dans mes sources d’inspiration, il y a Shine, une application pour les autoentrepreneurs. Leur communication est hyper intéressante. Je trouve géniale la vulgarisation d’informations qu’ils mettent en place.
Dans un aspect moins expérience utilisateur et plus créatif, je pourrais citer mille choses. J’aime beaucoup ce que fait Digital Kitchen, une agence qui propose aux entreprises des expériences créatives. Il y aussi Gweno, un graphiste et motion designer que j’ai découvert il y a un certain temps. Sa façon de communiquer est la transparence autour du process : il dit quand il est en difficulté, quand il essaie des choses. J’ai pu échanger avec lui. C’est quelqu’un de très cool dans sa façon d’expliquer.
Pour vous, la culture influence-t-elle le design ? Si oui, en quoi ?
Gabriel Avedikian : Ils s’influencent mutuellement. Actualité, art, design : tout est interconnecté. La culture influence le design, qui influence à son tour la culture. On voit l’influence que le Bauhaus [courant artistique, né à la fin des années 1910 dans la République de Weimar] a eu sur de nombreux courants dans l’art, l’architecture ou le design. Dans le design, il y a une dimension artistique, une dimension scientifique, une vision pragmatique et même de production. Tout cela fait sens, c’est l’interconnexion qui est géniale dans ce métier. C’est aussi ce qui fait la force d’un designer. Si tu restes cantonné à une vision étriqué, autrement dit le Web, c’est terminé !
Quelles sont les affinités ou les pratiques artistiques qui ont nourri votre approche du design ?
Gabriel Avedikian : Ma culture personnelle m’influence, ce que j’ai pu apprendre, les gens que je côtoie, les différents pays dans lesquels j’ai pu voyager. Tout cela nourrit mon approche. Aller à l’étranger, ça apporte une autre vision culturelle. C’est un peu ce que je dis aux étudiants : “Si tu veux être designer dans le Web, ne regarde pas que du Web ! Va faire du print[ensemble des supports imprimés], va regarder comment se fabrique une typo, regarde comment se faisait la composition avant, pourquoi les grilles sont si mouvantes aujourd’hui.” Voir depuis d’autres côtés, c’est très important.
La dimension artistique fait partie de ma vie, avec l’influence dans mon quotidien de la danse et de la musique. Notre environnement est ultra riche. Tout s’influence, tout s’imprègne. On voit des danseurs hip-hop qui dansent sur du classique, alors que ce n’est pas ce que tu irais écouter en boîte ! Le mélange des cultures peut apporter du nouveau. Ce n’est pas une question de copie, mais de réinterprétation. On a envie de créer avec tout ça.
Pour être un bon designer, il faut savoir se nourrir d'autres pratiques. Par exemple de la danse, comme ici Gabriel Avedikian. (Capture d'écran © DR)
Quand on conçoit un design pour des utilisateurs d’une autre culture que la nôtre, à quoi être attentif ?
Gabriel Avedikian : J’ai travaillé sur un projet pour un client en Asie. La compréhension de l’interface était différente, le sens de lecture aussi. Ce sont des choses à prendre en compte d’emblée. Il faut en revenir chaque fois à la question du rôle de designer. Je me dis souvent que je suis une éponge vide. Je ne suis pas l’expert métier. J’ai des intuitions, l’expérience de mes autres projets, je dispose d’une boîte à outils, de méthodologies.
J’ai aussi travaillé pour Aéroports de Paris. Quand on m’a parlé pour la première fois des routes aériennes, pour que les avions ne se croisent pas dans le ciel, je ne comprenais pas le système. La différence culturelle, c’est pareil que ce décalage dans l’expertise. On a une phase de recherche, de compréhension d’une autre culture. Avec des méthodes, on arrive à proposer une réponse au besoin.
Quels seraient vos conseils à des étudiants qui veulent devenir designers ?
Gabriel Avedikian : Le premier, c’est d’être curieux. C’est très important de faire de la veille, de se renseigner, de ne pas se cantonner à ce qu’on peut apprendre en cours. Il faut aller à des soirées de réseautage. Ne serait-ce que pour la nourriture gratuite ! [Rires] Il faut rencontrer des gens, parler. À mes yeux, le mentorat est également crucial. Encore aujourd’hui, j’ai un mentor, une personne d’expérience pour m’accompagner.
Il est indispensable de sortir de sa zone de confort, avoir des projets parallèles, expérimenter, travailler en groupe. Un étudiant ne doit pas avoir peur de poser des questions, de dire qu’il ne comprend pas et de se tromper. Une mauvaise note, ce n’est pas grave, ce sont les compétences qui comptent.
Un autre conseil, ce serait d’aller voir des expositions. En tant qu’étudiant, le Louvre est gratuit. Il faudrait passer sa vie là-bas, à observer, à interpréter, réinterpréter ! Plus globalement, il faut faire d’autres choses. Faire du sport par exemple. Ou de la danse. C’est mon cas. J’ai ça en commun avec Namiko Gahier-Ogawa, intervenante en prise de parole et dynamique du mouvement à HETIC [lire son interview, “Le corps n’est pas une machine, mais un instrument”]. Elle pour la danse contemporaine et moi pour le hip-hop. Pendant un an, je m’étais lancé dans la capoeira. Je n’étais pas très fort, mais c’était cool. Ça nourrit de faire autre chose, de s’exprimer autrement que derrière son ordinateur. Il faut faire autre chose, découvrir, essayer.